Autour de la table basse, chacun livra tour à tour son témoignage calmement, pacifiquement, et la vision d’un resquilleur converti était une véritable bénédiction pour Zgravja. Gorkan avait une petite flamme intrépide dans les yeux et semblait toujours prêt à faire une bêtise prodigieuse, mais il avait aussi un côté attachant, lié à un passé que tous ignoraient encore.
Il a fallu l’aider un peu, dans ce salon d’accueil, à verbaliser son expérience de reptilien charmeur et témoigner de ses principales activités en Krjoy. Urdinka se pinçait les lèvres à le regarder chercher ses mots et leurs regards se croisaient souvent, en toute bienveillance.
Zgravja choisit un moment de pause pour les inviter à se détendre davantage et leur proposa le Satshy réservé aux visiteurs. Tous se dévisagèrent en s’approchant des arômes de l’élixir, regards et sourires incrédules. Après un temps de dégustation exotique, Urdinka s’adressa à Gorkan :
« -J’ai beaucoup appris grâce à toi, je suis heureuse de te revoir
- Oui, je le sens. Je suis heureux d’être là aussi, avec toi
- Je suis contente d’obtenir si facilement ici ta pleine attention
- C’est maintenant que j’apprends de toi, Urdinka. Je ne savais pas…
- Tu ne pouvais pas savoir, Gorkan
- Si, d’une certaine manière, si. Je ressentais bien quelque chose… mais cela m’était tellement plus confortable d’assimiler ta noblesse de cœur à une tare invalidante… »
Gorkan gagnait sa vie en exploitant la bienveillance des krjoyens à Prvimozk, les considérant génétiquement attardés à cause de leur gentillesse spontanée. Urdinka avait juste fait partie du lot, et sa valeur n’avait été considérée qu’au seul regard de la promotion sociale de ce bourreau des cœurs.
Andrjoz prit la parole. Il avait travaillé un temps avec Gorkan, dans son service administratif, et avait ensuite pris soin de lui à son arrivée en la Grande Clinique. Urdinka avait également travaillé dans ce même service, et y avait rencontré Andrjoz avec lequel elle partage à présent périodiquement son temps en qualité de stagiaire en médecine, en la Grande Clinique.
Andrjoz insista d’abord sur les qualités d’Urdinka, la décrivant comme une assistante souriante et rigoureuse, douée et toute dévouée à Gorkan, son chef de service. Mais ce dernier n’avait d’attention que pour sa supérieure hiérarchique… une Grande Dame des affaires sombrement charismatique. Andrjoz raconta ensuite, sans aucune retenue, comment il se confronta à ce monstre maquillé en Prima Donna :
« - C’était un raptor de haute voltige, une perverse narcissique animée des pires intentions ! Elle était manipulée par toute une légion archnor, prête à enjamber mon cadavre sans la moindre hésitation ni le moindre remords ! »
Je connaissais précisément ce monstre méprisant. Dans cette immersion, il jouissait d’une façade admirable. C’était une femme d’apparence distinguée, intelligente et travailleuse, une vrai battante au yeux de tous. Mais ce monstre était aussi et au besoin une bienfaitrice incomprise, une femme fragile et sans défense, persécutée par l’injustice d’un monde sans reconnaissance. Oui, je connaissais bien ce reptile, et Andrjoz a dû en manger des ronds de chapeau.
Il semblait en fait avoir beaucoup appris de cette confrontation, et nous offrait ici sa vision. Les partenaires de l’entreprise, scandait-il, étaient tous aveuglés par le vernis de cette Diva agitée dont l’omniprésence pernicieuse avait crée, en interne, une tension délétère nettement palpable. Dans les faits, tous les employés s’étaient ensemble implicitement accordés sur un même refrain complaisant : Oui c’est souvent difficile avec elle, mais elle est tellement intelligente et si charismatique… douée et sensible… il faut la comprendre !
La conclusion d’Andrjoz, très professorale, était vive et tranchée :
« La seule chose vraiment à comprendre est qu’il s’agit d’une coquille vide, affreusement vide, et que la coquille ne supporte pas son vide ! Elle a besoin d’un tiers pour le porter à sa place…
La coquille flaire d’abord une proie brillante, l’appâte avec son vernis, et la scanne en profondeur pour connaître ses besoins et ses valeurs. Elle lui offre ensuite une lune de miel, précisément l’attention et la reconnaissance dont sa proie a été privée durant son enfance. Une fois engluée dans la relation, le prédateur écume alors à feu doux l’intégrité de sa victime, en soufflant sur elle du chaud et du froid. Son but est de lui dérober sa Lumière pour redorer son vernis, tout en lui refilant le mal-être du néant qui l’habite.
Le prédateur immerge ainsi sa proie dans son aberrante folie, l’impliquant directement dans ses fausses vérités et ses mensonges éhontés. Le vernis gonfle avec le temps, et de l’extérieur on n’y voit que du feu. La coquille elle-même n’a d’ailleurs pas forcément conscience de son mécanisme de survie. Elle remarque cependant que sa présence, en tous lieux et en toutes circonstances, génère toujours alentour de vives réactions. La coquille en déduit alors qu’elle est vraiment une personne exceptionnelle et qu’elle mérite de ce fait les plus grands honneurs »
Le salaire d’un raptor à Prvimozk était en effet à la mesure de sa démesure. Un grand hic cependant, commun à tous les sauriens, torturait toutefois leurs esprits ambitieux… c’était le temps ! Tous les raptors sentent instinctivement les temps de la fin arriver, et cela en a épouvanté plus d’un. C’est dans ce contexte particulier que nos amis présents ici se sont rencontrés…